Nous avons du mal à croire que le Liban moderne fête déjà ses 66 ans d’indépendance !
Depuis 1943, le pays des cèdres n’a cessé d’affronter crise sur crise et d’essuyer secousse sur secousse. Un coup d’œil rapide sur cette histoire tourmentée est cependant suffisant pour comprendre les causes de cette instabilité chronique.
En effet, le tournant décisif fût sans doute la création de l’état d’Israël en 1948 sur le territoire et au dépend du peuple palestinien, ce qui lança du même coup la crise du Moyen Orient qui n’arrive pas, à ce jour, à trouver une voie de sortie.
Or, dès le début, la raison d’être de ce petit Grand Liban était d’assurer une convivialité et une coexistence entre ses différentes communautés religieuses qui partagent ensemble beaucoup de valeur et de traditions, mais aussi des années de confrontation et de sang.
Ce nouveau Liban devait être bâti sur une entente interne basée sur une répartition du pouvoir entre les communautés et une démocratie permettant le renouvellement des personnes.
Cette formule était certainement fragile et à peine viable mais elle devait constituer la rampe de lancement de cet Etat qui devait naturellement évoluer vers une modernisation de ses instances et vers sa libération progressive mais ferme des démons du communautarisme religieux.
Cette évolution n’a malheureusement pu avoir lieu et la société libanaise a raté complètement sa mutation, la seule voie qui aurait pu lui permettre de survivre et surmonter les défis du monde.
Les causes de cet échec se situent à deux niveaux : interne et externe.
En interne, d’abord, le régime instauré en 1943 avait favorisé l’émergence d’une classe politique qui abusait du pouvoir en s’abritant derrière la communauté religieuse. Plusieurs leaders ont crée leurs fonds de commerce politico-religieux qui devenaient, progressivement, plus puissants que l’état lui-même.
Les féodaux du 18 et du 19 ème siècle ont pu faire évoluer leur domination et l’adapter aux nouvelles donnes. Ces fonds de commerces ont été appelés, par exemple, des « partis » avec souvent des idéologies importées. Cependant, ces partis étaient construits autour du même chef tribal ou sa descendance, destinés à servir leurs intérêts et assurer leur aisance matérielle. L’idéologie n’était que prétexte fallacieux puisque vidée de tout contenu et les règlements intérieurs et les semblants de conseils de direction n’étaient utiles que pour approuver les choix du chef et assurer une succession royale vers le fils (ou le conjoint ou le frère) par simple transmission de la fameuse « abaya ».
Ces féodaux n’ont, en réalité, jamais exercé une fonction dans la société et n’ont jamais eu à dépendre d’un emploi rémunéré pour vivre, ni à affronter des soucis d’argent ou de chômage, leur opulence matérielle, de génération en génération, étant complètement assurée par leur dispositif politique.
Aux côtés de ces « politiciens », le régime de 1943 avait octroyé un pouvoir moral assez puissant aux religieux, chrétiens et musulmans, doublé d’une aura politique et d’un dividende matériel qu’ils risquaient fort de perdre avec la modernisation et la laïcisation de la société.
Cette coalition politico-religieuse a pu constituer un frein puissant à l’évolution du pays et, à contrario, a contribué à son enracinement durable dans les coutumes et les mœurs des siècles précédents.
En externe, l’image du Liban, pays de tolérance et de convivialité, constituait de facto une antithèse flagrante et dérangeante de tout son entourage : une antithèse de la théocratie israélienne ainsi qu’une antithèse du totalitarisme arabe.
Les belligérants du conflit arabo-israélien ont pu trouver une convergence d’intérêts pour détruire ce pays naissant qui risquait de prouver au monde entier, que des communautés différentes pouvaient vivre ensemble démocratiquement et en harmonie. L’intérêt commun était donc de tuer cette expérience humaine unique ou, du moins, de prouver qu’elle était non viable.
Ainsi, les facteurs régionaux se sont accaparés des fragilités locales et les leaders libanais se sont montrés facilement manipulables et sensibles aux pressions externes. Cette double complicité a été suffisante pour stopper net l’évolution prédestinée du pays. Au moment où tous les pays entamaient leur émancipation, le Liban se figeait dans le 19ème siècle et s’éloignait du monde moderne. Toutes les tentatives internes qui ont visé à libérer la société de ces maux étaient sérieusement contrées par les tenants de l’establishment politico-religieux (comme l’action du feu Général Fouad Chéhab à la tête de l’Etat).
66 ans après, nous n’avons certes pas le droit de rester sur un bilan négatif car l’indépendance est une lutte quotidienne et le peuple libanais n’a que le choix de poursuivre la bataille de la modernité et de l’évolution.
Il appartient aux libanais tout d’abord de tirer les leçons de leur histoire et d’analyser leur drames et leurs échecs afin de mieux bâtir leur lendemain commun. Les libanais savent que leur Liban n’est pas un pays comme un autre. Par la richesse de son histoire et la force du message humain qu’il représente, leur responsabilité est plus grande et leurs devoirs de préserver l’équilibre interne plus importants.
Les libanais doivent refuser toute hégémonie d’une communauté sur les autres. La domination politique maronite pendant des décennies, appelée par quelques uns « maronitisme politique » a été préjudiciable pour le pays mais aussi et surtout pour la communauté chrétienne. Le « sunnitisme politique » qui tente actuellement de le remplacer ne pourra que subir les mêmes conséquences et aboutir aux mêmes drames. Le Liban sera soit une société ouverte et équitable envers tous ces enfants ou il ne sera pas.
La laïcité de l’état parait être effectivement l’alternative la plus crédible sur laquelle pourra se fonder le Liban de demain. Cette laïcité cependant ne doit pas rester un vœu pieu ou un dogme utopique ou chimérique mais plutôt un objectif réel et vital à atteindre à travers l’apaisement des tensions sociétales et en rassurant les communautés sur leur survie et sur leur dignité. A ce niveau, l’application stricte de la démocratie consensuelle à travers la participation effective et pleine de toutes les composantes devrait constituer le premier pas sur ce long chemin.
Au lendemain du 66ème anniversaire, les libanais n’ont plus le droit de rater les occasions avec l’histoire. Après le rendez-vous manqué de 2005, peut-être que la constitution d’un gouvernement d’union nationale sera le début d’une ère de collaboration et de compréhension mutuelle, ouvrant la voie à l’édification d’un état moderne et solide.